Lors de mon passage de l’oral de BTS en juillet 2016 (que j’ai obtenu, si t’es pas au courant ‘faut vraiment que tu te sortes les doigts du boul’) mon jury m’a posé une étrange question sur laquelle j’ai balbutié quelques instants.
« Mais, mademoiselle…, m’avait indiqué l’un des jury en pointant du doigt un passage de mon rapport d’activité. Je vois ici que vous êtes la seule de tous les salariés de la société à faire du graphisme. Votre supérieure, comme le rapport l’indique, a fait une école de commerce et se trouve être dans la branche marketing. Ne trouvez-vous pas ça étrange ? Est-il normal que vous, en tant que stagiaire, ayez à tenir un rôle aussi important ? »
Il était évident alors qu’on mettait en porte-à-faux le côté profiteur de la boîte pour laquelle je bossais. En plus de confondre mon poste d’alternante avec celui d’un stagiaire (insulte à la limite du parjure)…
Remettons-nous dans le contexte, OK ? Je bossais alors (j’utilise le passé, mais en vrai j’y bosse encore, lel) pour Podom : une société nommée start-up spécialisée dans le transport urbain. Petite société qui faisait de chaque salarié une entité indivisible et responsable de ses propres faits et gestes. Ma prédécesseure était, tout comme moi, alternante. De ce fait, inutile de trouver des excuses à Podom : prendre un alternant représentait (et représentera encore longtemps pour beaucoup de monde) une facilité économique. À moindre coût, un travail tout aussi efficace qu’un graphiste junior.
Mais ne nous y épanchons pas trop ; tu risquerais de rater mon plaidoyer.
D’une voix pleine de trémolos hésitants, j’avais répondu à mon jury que ce n’était pas un problème en soi. J’étais adulte, responsable, avoir un poste à la mesure de mes ambitions était un challenge acceptable. Ça, c’était le version officielle qui sembla convaincre mon auditoire qui passa à une question autrement différente.
La vérité, pourtant, est tout autre et je me sens un peu lésée de n’avoir pas osé la dire. Mais en même temps… Qui serait assez fou pour risquer deux ans d’études sur un coup de tête ? Toi peut-être ; moi, carrément pas.
Du coup, profitons-en. Il est grand temps pour moi de vider tout ce qui me reste en travers de la gorge depuis que j’ai commencé ma vie active dans le monde de l’alternance.
« Savez-vous faire le différence entre un stage et un contrat d’apprentissage ? aurais-je demandé à l’asiatique patibulaire qui avait ouvert la bouche. »
Probablement que chacun aurait hoché la tête en levant un sourcil circonspect. Répondre par une autre question, il faut en avoir le cran.
« J’ai passé deux ans de ma vie à rechercher un employeur qui m’accepterait dans sa société, avouerai-je en serrant nerveusement les poings. Savez-vous que les textes de loi nous rappellent qu’un apprenti, au même titre qu’un stagiaire, ne doit pas remplacer un poste, mais le suppléer ? »
Au bout de cette deuxième question, ils auraient froncé les sourcils et arquer leurs babines vers le bas. Après tout, c’est un monde ! À l’allure qu’aurait cette discussion, ils n’allaient pas tarder à se trouver face à une vraie réflexion estudiantine.
« Pourtant, le marché de l’emploi croule sous les demande de stage. Notez bien ça sur vous carnets à petit carreau, les aurais-je invectivé en mimant un geste de scribouillard. Je parle bien de stage. Pas de contrat d’apprentissage ou de professionnalisation. Pas plus que je ne parle de CDI ou de CDD. Le marché de l’emploi veut des stagiaires. Qu’ils aient seize ou vingt-six ans. »
Pleine d’un esprit dramaturgique, je me serai arrêté de parler pour les regarder gravement avant de reprendre.
« Alors quand vient à nous une pauvre annonce qui réclame mille et un atours de la part du postulant, on se rue dessus. Le marché de l’emploi est un rapace et nous, benêts d’alternants, sommes quelques animaux moribonds à la recherche d’un point d’eau. »
J’imagine qu’avant même la fin de cette phrase les jurys m’auraient interrompu. Probablement à cause du hors sujet. Peut-être un peu aussi parce qu’ils n’auraient rien eu à répondre à mon trait d’esprit vindicatif et désespéré.
« Si ça vous étonne tant que ça qu’une jeune apprentie se jette sur une possibilité de s’en sortir, franchement, c’est que vous n’avez jamais regardé au-delà de vos œillères. Vous pouvez bien pointer du doigt des évidences pareilles, il n’en reste pas moins qu’elles sont les norme de notre paysage actuel. »
Là, je m’imagine déjà la pince-sans-rire de jury me demander de quitter la salle.
« Mais réveillez-vous, bon sang ! aurais-je tapé du poing sur la table. Vous cherchez la petite bête avec une telle ardeur… Comme si nous mettre le nez dans notre propre merde ne suffisait pas, il faut, en plus, qu’on joue au faux-semblant pour décrocher un diplôme ! »
Prise dans une frénésie autodestructrice, j’aurais attrapé mes quelques planches de présentation pour les fourrer dans mon sac.
« Ne trouvez-vous pas ça étrange d’avoir autant de responsabilité malgré votre rôle de stagiaire ? aurais-je mimer en faisant une sale tronche. Mais sortez de vos chaumières, les vieux ! Les patrons veulent pas des gamins incapables de faire une mise en page ; ils veulent des adultes discounts acceptant de donner leur santé pour avancer dans la vie. »
Dans un dernier éclat de voix, j’aurais attrapé pull et sac pour me diriger vers la porte tout en leur jetant un regard venimeux.
« Alors si faire des sacrifices et prendre des responsabilités pour atteindre les étoiles c’est pas une bonne chose… Peut-être bien que vous devriez remettre en question ce mode actuel d’embauche avant de venir emmerder les oraux des étudiants. »
J’aurais quitté les lieux, le front en sueur et le regard fou. Sûrement que j’aurais rajouté un « Niquez-vous, putain. » pour faire bonne mesure.
Cela étant, comme je le dis durant ma belle tirade fantasmée, je compte bien atteindre les étoiles. Et pour ce faire, j’ai tout intérêt à bien me la fermer. Ça me rend triste d’arriver à un constat pareil.
Mais la vie m’a déjà donné quelques leçons de vie.
Dire oui aux sales besognes.
Faire toujours plus, toujours mieux.
Diminuer ses attentes.
Progresser.
Réussir.
Être au top.
Mais surtout.
Niquer sa mère au système.